samedi 11 avril 2009


Université: les fainéants et les mauvais chercheurs, au travail!*
Par Pierre Jourde (Écrivain et Professeur des Universités, Grenoble III)

Une poignée de mandarins nantis qui ne fichent rien de leurs journées > et refusent d'être évalués sur leur travail, manifeste contre la > réforme Pécresse pour défendre des privilèges corporatistes et une > conception rétrograde de l'université. Au travail, fainéants!> > L'ignorance et les préjugés sont tels que c'est à peu près l'image > que certains journalistes donnent du mouvement des chercheurs, des > universitaires et des étudiants qui se développe dans toute la France. > Au Monde, Catherine Rollot se contente de faire du décalque de la > communication ministérielle, en toute méconnaissance de cause. Le > lundi 9 février, Sylvie Pierre-Brossolette, sur l'antenne de France > Info, défendait l'idée brillante selon laquelle, comme un chercheur ne > produit plus grand-chose d'intéressant après quarante ans («c'est > génétique»!), on pourrait lui coller beaucoup plus d'heures > d'enseignement, histoire qu'il se rende utile.> > Il aurait fallu mettre Pasteur un peu plus souvent devant les > étudiants, ça lui aurait évité de nous casser les pieds, à 63 ans, > avec sa découverte du virus de la rage. Planck, les quantas à 41 ans, > un peu juste, mon garçon! Darwin a publié L'Evolution des espèces à 50 > ans, et Foucault La Volonté de savoir au même âge. Ce sont des livres > génétiquement nuls. Aujourd'hui, on enverrait leurs auteurs > alphabétiser les étudiants de première année, avec de grosses potées > d'heures de cours, pour cause de rythme de publication insuffisant. Au > charbon, papy Einstein! Et puis comme ça, on économise sur les heures > supplémentaires, il n'y a pas de petits profits.> > Mais que Sylvie Pierre-Brossolette se rassure: le déluge de réformes > et de tâches administratives est tel que son voeu est déjà presque > réalisé. On fait tout ce qu'il faut pour étouffer la recherche. Les > chercheurs et les enseignants-chercheurs passent plus de temps dans la > paperasse que dans la recherche et l'enseignement. Ils rédigent les > projets de recherche qu'ils auraient le temps de réaliser s'ils > n'étaient pas si occupés à rédiger leurs projets de recherche. La > réforme Pécresse ne fera qu'accroître cela.> > Les journalistes sont-ils suffisamment évalués au regard de leurs > compétences et de leur sérieux? Est-ce que c'est génétique, de dire > des bêtises sur les antennes du service public?> > On enrage de cette ignorance persistante que l'on entretient > sciemment, dans le public, sur ce que sont réellement la vie et le > travail d'un universitaire. Rien de plus facile que de dénoncer les > intellectuels comme des privilégiés et de les livrer à la vindicte des > braves travailleurs, indignés qu'on puisse n'enseigner que 7 heures > par semaine. Finissons-en avec ce ramassis de légendes populistes. Un > pays qui méprise et maltraite à ce point ses intellectuels est mal > parti.> > La réforme Pécresse est fondée là-dessus: il y a des universitaires > qui ne travaillent pas assez, il faut trouver le moyen de les rendre > plus performants, par exemple en augmentant leurs heures > d'enseignement s'ils ne publient pas assez. Il est temps de mettre les > choses au point, l'entassement de stupidités finit par ne plus être > tolérable.> > a) l'universitaire ne travaille pas assez> > En fait, un universitaire moyen travaille beaucoup trop. Il exerce > trois métiers, enseignant, administrateur et chercheur. Autant dire > qu'il n'est pas aux 35 heures, ni aux 40, ni aux 50. Donnons une idée > rapide de la variété de ses tâches: cours. Préparation des cours. > Examens. Correction des copies (par centaines). Direction de mémoires > ou de thèses. Lectures de ces mémoires (en sciences humaines, une > thèse, c'est entre 300 et 1000 pages). Rapports. Soutenances. Jurys > d'examens. Réception et suivi des étudiants. Elaboration des maquettes > d'enseignement. Cooptation et évaluation des collègues (dossiers, > rapports, réunions). Direction d'année, de département, d'UFR le cas > échéant. Réunions de toutes ces instances. Conseils d'UFR, conseils > scientifiques, réunions de CEVU, rapports et réunions du CNU et du > CNRS, animations et réunions de centres et de laboratoires de > recherche, et d'une quantité de conseils, d'instituts et de machins > divers.> > Et puis, la recherche. Pendant les loisirs, s'il en reste. Là, c'est > virtuellement infini: lectures innombrables, rédaction d'articles, de > livres, de comptes rendus, direction de revues, de collections, > conférences, colloques en France et à l'étranger. Quelle bande de > fainéants, en effet. Certains cherchent un peu moins que les autres, > et on s'étonne? Contrôlons mieux ces tire-au-flanc, c'est une > excellente idée. Il y a une autre hypothèse: et si, pour changer, on > fichait la paix aux chercheurs, est-ce qu'ils ne chercheraient pas > plus? Depuis des lustres, la cadence infernale des réformes multiplie > leurs tâches. Après quoi, on les accuse de ne pas chercher assez. > C'est plutôt le fait qu'ils continuent à le faire, malgré les > ministres successifs et leurs bonnes idées, malgré les humiliations et > les obstacles en tous genres, qui devrait nous paraître étonnant.> > Nicolas Sarkozy, dans son discours du 22 janvier, parle de recherche > «médiocre» en France. Elle est tellement médiocre que les publications > scientifiques françaises sont classées au 5e rang mondial, alors que > la France se situe au 18e rang pour le financement de la recherche. > Dans ces conditions, les chercheurs français sont des héros. Les voilà > évalués, merci. Accessoirement, condamnons le président de la > république à vingt ans de travaux forcés dans des campus pisseux, des > locaux répugnants et sous-équipés, des facs, comme la Sorbonne, sans > bureaux pour les professeurs, même pas équipées de toilettes dignes de > ce nom.> > b) l'universitaire n'est pas évalué> > Pour mieux comprendre à quel point un universitaire n'est pas > évalué, prenons le cas exemplaire (quoique fictif) de Mme B. Elle > représente le parcours courant d'un professeur des universités > aujourd'hui. L'auteur de cet article sait de quoi il parle. Elle est > née en 1960. Elle habite Montpellier. Après plusieurs années d'études, > mettons d'histoire, elle passe l'agrégation. Travail énorme, pour un > très faible pourcentage d'admis. Elle s'y reprend à deux fois, elle > est enfin reçue, elle a 25 ans. Elle est nommée dans un collège > «sensible» du Havre. Comme elle est mariée à J, informaticien à > Montpellier, elle fait le chemin toutes les semaines. Elle prépare sa > thèse. Gros travail, elle s'y consacre la nuit et les week-ends. J. > trouve enfin un poste au Havre, ils déménagent.> > A 32 ans, elle soutient sa thèse. Il lui faut la mention maximale > pour espérer entrer à l'université. Elle l'obtient. Elle doit ensuite > se faire qualifier par le Conseil National des Universités. Une fois > cette évaluation effectuée, elle présente son dossier dans les > universités où un poste est disponible dans sa spécialité. Soit il n'y > en a pas (les facs ne recrutent presque plus), soit il y a quarante > candidats par poste. Quatre années de suite, rien. Elle doit se faire > requalifier. Enfin, à 37 ans, sur son dossier et ses publications, > elle est élue maître de conférences à l'université de > Clermont-Ferrand, contre 34 candidats. C'est une évaluation, et > terrible, 33 restent sur le carreau, avec leur agrégation et leur > thèse sur les bras. Elle est heureuse, même si elle gagne un peu moins > qu'avant. Environ 2000 Euros. Elle reprend le train toutes les > semaines, ce qui est peu pratique pour l'éducation de ses enfants, et > engloutit une partie de son salaire. Son mari trouve enfin un poste à > Clermont, ils peuvent s'y installer et acheter un appartement. Mme B > développe ses recherches sur l'histoire de la paysannerie française au > XIXe siècle. Elle publie, donne des conférences, tout en assumant > diverses responsabilités administratives qui l'occupent beaucoup.> > Enfin, elle se décide, pour devenir professeur, à soutenir une > habilitation à diriger des recherches, c'est-à-dire une deuxième > thèse, plus une présentation générale de ses travaux de recherche. > Elle y consacre ses loisirs, pendant des années. Heureusement, elle > obtient six mois de congé pour recherches (sur évaluation, là encore). > A 44 ans (génétiquement has been, donc) elle soutient son > habilitation. Elle est à nouveau évaluée, et qualifiée, par le CNU. > Elle se remet à chercher des postes, de professeur cette fois. N'en > trouve pas. Est finalement élue (évaluation sur dossier), à 47 ans, à > l'université de Créteil. A ce stade de sa carrière, elle gagne 3500 > euros par mois.> > Accaparée par les cours d'agrégation, l'élaboration des plans > quadriennaux et la direction de thèses, et, il faut le dire, un peu > épuisée, elle publie moins d'articles. Elle écrit, tout doucement, un > gros ouvrage qu'il lui faudra des années pour achever. Mais ça n'est > pas de la recherche visible. Pour obtenir une promotion, elle devra se > soumettre à une nouvelle évaluation, qui risque d'être négative, > surtout si le président de son université, à qui la réforme donne tous > pouvoirs sur elle, veut favoriser d'autres chercheurs, pour des > raisons de politique interne. Sa carrière va stagner.> > Dans la réforme Pécresse, elle n'est plus une bonne chercheuse, il > faut encore augmenter sa dose de cours, alors que son mari et ses > enfants la voient à peine. (Par comparaison, un professeur italien > donne deux fois moins d'heures de cours). Ou alors, il faudrait > qu'elle publie à tour de bras des articles vides. Dans les repas de > famille, son beau-frère, cadre commercial, qui gagne deux fois plus > qu'elle avec dix fois moins d'études, se moque de ses sept heures > d'enseignement hebdomadaires. Les profs, quels fainéants.> > ***> > Personnellement, j'aurais une suggestion à l'adresse de Mme Pécresse, > de M. Sarkozy et accessoirement des journalistes qui parlent si > légèrement de la recherche. Et si on fichait la paix à Mme B? Elle a > énormément travaillé, et elle travaille encore. Elle forme des > instituteurs, des professeurs, des journalistes, des fonctionnaires. > Son travail de recherche permet de mieux comprendre l'évolution de la > société française. Elle assure une certaine continuité intellectuelle > et culturelle dans ce pays. Elle a été sans cesse évaluée. Elle gagne > un salaire qui n'a aucun rapport avec ses hautes qualifications. Elle > travaille dans des lieux sordides. Quand elle va faire une conférence, > on met six mois à lui rembourser 100 euros de train. Et elle doit en > outre subir les insultes du président de la république et le mépris > d'une certaine presse. En bien, ça suffit. Voilà pourquoi les > enseignants-chercheurs manifestent aujourd'hui.> > P.J.

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